Andrei Erofeev : Nous nous connaissons depuis une quarantaine d’années. Tu as été le témoin de toute cette histoire dès le début, et même bien avant. Je pense que tu t’es rendu compte au fur et à mesure qu’au-delà de l’idée de faire des expositions et de constituer une collection, ma mission dépassait le simple rassemblement d’œuvres : c’était presque une opération culturelle, dans le cadre d’un renversement des valeurs et des idées, d’un bouleversement politique et social du pays qui s’annonçait. Déjà deux ou trois ans avant Gorbatchev, nous avons eu un certain pressentiment que la situation évoluait. Mon « opération culturelle », je la conçois dans le contexte de ce mouvement, qu’on appelle maintenant la révolution, et qui s’appelait alors la Perestroïka.
Au départ, il n’y avait rien. Les musées soviétiques, y compris la Galerie Tretiakov et le Musée Russe, n’avaient pas d’art contemporain. Il leur était interdit de le collectionner. Même l’expression « art contemporain » n’existait pas dans le discours des officiels. Les musées soviétiques avaient progressivement perdu le sens de ce qu’était une collection. Il y avait des réserves et des dépôts, gérés par des gens qui parfois n’étaient pas particulièrement instruits par rapport aux objets qu’ils gardaient.
Les acquisitions des musées russes encore aujourd’hui se font rarement par des achats. Ce sont surtout des dons des artistes et des dépôts de collections privées. Ma collection est une des deux grandes collections qui ont constitué le fonds d’art contemporain de la Galerie Tretiakov et changé son esprit. La deuxième est celle de Leonid Talotchkine. Sa collection des artistes non-officiels est venue compléter la mienne il y quelques années.
Jean-Hubert Martin : Commençons par ce qu’est cette collection : combien d’artistes sont représentés, et combien d’œuvres y sont rassemblées ?
AE : La collection permanente du département « Nouvelles tendances » de la galerie Tretiakov que j’ai constituée comprend 2000 œuvres inventoriées. Cependant, il existe aussi un « dépôt provisoire » de 4000 œuvres qui n’ont pas été acceptées par la commission d’acquisition pour des raisons esthétiques ou politiques. La collection représente environ 200 artistes — y compris des groupes.
JHM : Toutes ces œuvres, sont-elles déposées à la Galerie Tretiakov actuellement ?
AE : Oui.
JHM : Essayons maintenant de bâtir une chronologie : quand as-tu commencé à collectionner réellement ? Tu disais deux ans avant la Perestroïka, soit en 1983 ?
AE : Oui.
JHM : Avec quelle idée as-tu démarré cette collection ?
AE : L’idée, depuis le tout début, était moins de créer une collection, mais plutôt un musée de l’art non-conformiste, à même d’écrire son histoire depuis la mort de Staline jusqu’à aujourd’hui.
JHM : Donc de combler une lacune qui existait dans les musées de l’époque.
AE : Exactement. La première collection était constituée de 300 à 400 œuvres graphiques, parmi lesquelles se trouvaient deux albums d’Ilya Kabakov, par exemple. Je visais alors le musée Pouchkine, dont le principe à l’époque était de ne collectionner que des œuvres graphiques d’artistes soviétiques. En 1985, j’ai présenté l’ensemble de ces œuvres à la directrice du Musée, Madame Irina Antonova. Celle-ci n’en a pas voulu, mais j’’ai déposé l’ensemble au cabinet d’art graphique du musée, et son responsable, Evgueny Levitine a reconnu la valeur de ces œuvres et a accepté d’en garder quelques-unes. Pas celles de Kabakov ou Boulatov par exemple, mais celles quelques artistes expressionnistes. Ces œuvres-là figurent désormais dans la collection du musée Pouchkine, avec ma donation.
JHM : Ils ont donc finalement accepté une partie de ta collection.
AE : La grande majorité m’est restée malgré tout sur les bras. J’étais dans l’embarras, je ne voulais pas les rendre aux artistes, en leur dire qu’ils n’avaient pas été acceptés. Alors j’ai essayé de prolonger ce dépôt, en montrant des petites expositions, en expliquant que l’intégration aux collections était en cours. Petit à petit, la collection a commencé à être connue. Cela est remonté jusqu’au Ministère de la Culture, où cette histoire etait vue d’un mauvais oeil. Un ancien camarade d’université, Viktor Egoritchev qui y travaillait, m’a averti des graves problèmes que ma famille et moi auraient si je poursuivais ce travail. Mais six mois plus tard, les grands changements de la politique culturelle de Gorbatchev étaient déjà survenus. J’ai rencontré de nouveau cet homme qui m’a dit : « J’ai quitté le Ministère pour devenir vice-directeur scientifique d’un nouveau musée qui est en train de se créer dans l’énorme ruine du palais Tsaritsyno dans la banlieue sud de Moscou. Le musée n’a pas encore d’orientation bien fixe. Je te propose d’y rassembler ta collection d’art contemporain. » Le type était un rat qui quittait le navire en plein naufrage, précédé d’une très mauvaise réputation. Il était clair qu’il s’était dit : « Je vais me sauver dans un petit musée en attendant que le bouleversement se termine. » Il m’avait invité en me disant: « Tu as déjà une expérience, tu connais les artistes, et puis tu as des œuvres. »
JHM : En quelle année les œuvres sont-elles arrivées à Tsaritsyno?
AE : En 1989.
JHM : C’est à peu près la période où je suis venu… Mais la collection était déjà énorme, avec des centaines d’œuvres. Tu les as rassemblées rapidement?
AE : Oui, grâce à un fait extraordinaire qui arrive assez rarement et qu’on appelle « la fenêtre des possibilités » ; elle s’ouvre d’un coup, mettant en place un ensemble d’opportunités. Elle s’est refermée depuis, mais pour mon projet, elle a duré 20 ans. D’un côté, il y avait le désir des artistes de collaborer à la création d’un musée. De l’autre, il y avait des responsables désabusés et déboussolés : l’idéologie était en panne et les musées avaient perdu leurs pilotes. Ce qui a été déterminant aussi, c’est l’apport désintéressé et généreux de certaines personnes de notre profession qui ont accepté d’entrer dans ce grand projet, tels les gens de mon équipe Jenia Kikodze, Serguei Epischine, Natalia Tamroutchi, Natalia Sidorova, Tania Volkova et Ania Dikovitch. Sans leur aide, j’aurais été incapable de réaliser ce projet. Nous étions prêts à consacrer beaucoup d’énergie et à sacrifier tout notre temps, voire notre santé, pour travailler dans des conditions vraiment difficiles.
JHM : Tu avais effectivement une petite équipe à Tsaritsyno.
AE : Au départ une équipe de deux assistants. Le directeur de Tsaritsyno, Vsevolod Anikovitch, était un général d’armée à la retraite, ancien chef du département culturel de l’armée Rouge. Je lui ai alors dit : « J’accepte volontiers l’invitation, mais à condition qu’il n’y ait pas de censure. Je voudrais une carte blanche, pour tout le temps où je resterai en place ». Il a accepté et – ce qui est stupéfiant – a respecté cet engagement.
À partir de ce moment-là, j’ai pris une direction que lui et Egoritchev n’auraient jamais pu imaginer. Elle a été choisie en partie grâce à toi, qui m’as fait découvrir un certain type d’exposition, comme Quand les attitudes deviennent forme, avec les choix en faveur de l’objet trouvé, de l’installation et du travail in situ. J’ai eu beaucoup de soutien des gens et des institutions extérieures, notamment en France par l’ancienne AFAA, qui m’a offert un voyage a Grenoble où j’ai pu visiter sa célèbre Ecole des Beaux-Arts et rencontrer beaucoup de ses artistes. La Fondation Soros m’a également beaucoup aidé pour financer des expositions à travers le pays : en Oural et en Sibérie. Tout cela pour dire que je suis arrivé à Tsaritsyno avec l’idée de collectionner des objets, des photographies, des installations, mais pas de peintures. Ils étaient absolument choqués. À l’époque, c’était peinture, peinture…
JHM : Tu étais salarié à ce moment-là ?
AE : Oui, bien sur.
JHM : Et combien de temps cela a duré ? Jusqu’à ce que tu partes à la Tretiakov ?
AE : Cela a duré plus de dix ans, de 1989 à 2002. Ensuite, je suis entré avec mon équipe agrandie à la Tretiakov, où j’ai pu rester six ans.
JHM : La collection est donc passée du Palais Tsaritsyno à la Galerie Nationale Tretiakov ?
AE : Pas tout de suite. Le musée Tsaritsyno avait été principalement créé pour sauvegarder les ruines du palais. Il n’y avait pas de place, ni pour les expositions, ni pour une réserve. À peine avais-je fait la première exposition avec les premières donations, que le dépôt était plein. Le directeur a alors eu l’idée de demander au Ministère de la défense un bunker antiatomique de quelques milliers de mètres carrés. Un énorme espace souterrain, qui était vraiment sale : il y avait partout la poussière du béton, de l’eau qui coulait, un froid terrible… C’était comme vivre dans un réfrigérateur. C’est l’endroit où nous avons pu entasser des milliers d’œuvres. La réalité est que toutes les œuvres n’étaient pas destinées à la collection. Je faisais aussi du gardiennage d’œuvres pour les artistes qui n’avaient pas d’atelier ou qui se faisaient attaquer par des bandits… Je leur rendais les œuvres après, en leur disant : « Laisse-moi une ou deux œuvres en cadeau pour le futur musée ».Je ne me souviens pas que quelqu’un ait refusé.
JHM : Quels critères utilisais-tu pour sélectionner les artistes que tu sollicitais ?
AE : J’ai toujours pratiqué un écart par rapport à l’histoire de la résistance civile à l’autoritarisme soviétique. Les artistes auxquels on refusait la reconnaissance et le droit d’apparition dans les espaces publics n’étaient pas des sympathisants des communistes, loin de là. Mais ce n’est pas leurs convictions politiques qui comptaient pour moi, plutôt le fait qu’en majorité, ils étaient des « occidentalistes » convaincus. Malgré leur isolation dans l’underground moscovite, beaucoup se sentaient rattachés à l’art international. Plus d’ailleurs qu’à la tradition locale de l’avant-garde historique, interrompue au temps de Staline. Pour cette raison, l’accent dans le choix des oeuvres et des artistes était mis sur ceux qui suivaient de près les tendances actuelles. Dans la panoplie d’une création très variée, j’essayais de trouver des équivalents locaux à des mouvements d’art contemporain international. C’est pourquoi par exemple j’ai préféré Vladimir Slepian, tachiste à la Pollock qui peignait et faisait des performances au milieu des années 1950, à Oscar Rabine – ce grand militant qui organisait des manifestations marquantes, comme l’exposition Bulldozer, mais qui faisait un art beaucoup plus traditionnel. Le tachisme, le cinétisme, l’art abstrait géométrique, puis le Pop Art et le conceptuel… Je prenais comme outil de séléction les catégories de la classification occidentale, et je les appliquais à l’art russe.
JHM : Tu sélectionnais donc sur des critères correspondant à des mouvements artistiques occidentaux, quitte à solliciter tel ou tel artiste qui pouvait être dans les réseaux plus ou moins académiques ou officiels, et pas forcément dans le milieu de l’underground. Tu travaillais finalement peu à partir de critères idéologiques ou politiques.
AE : Oui, mon choix était esthétique, et non politique. Dans le camp des officiels et des artistes académiques il y avait des personnages qui présentaient un certain intérêt ethnographique ou sociologique mais pas artistique. La plupart des héritiers du réalisme socialiste stalinien étaient des artistes très conservateurs, ce que j’appellerais des « rétromodernistes », puisqu’ils ne se permettaient pas d’aller plus loin que les post-impressionnistes. Cézanne c’était pour eux encore le pic du radicalisme. Puis il y avait aussi des fous dans la période de décadence du réalisme socialiste. Des vrais fous ! Korjev par exemple, qui a réagi à la Perestroika en peignant des diables et démons. Cela n’a aucun lien avec l’esprit de l’art contemporain. Et ces artistes faisaient déjà partie de la collection de la Galerie Tretyakov.
JHM : Tes critères étaient vraiment ceux de l’histoire de l’art.
AE : Oui. Des critères occidentaux, alors que le concept en vogue était dans les milieux officiels celui d’une « voie autonome de l’art soviétique », et dans les milieux non-conformistes, « la vision russe ». C’est la différence par rapport à l’occident qui était toujours mise en avant.
JHM : Je me souviens bien de ces conversations avec une de tes assistantes, qui me refusait la capacité à donner un jugement sur un artiste russe, parce que je n’étais pas russe. C’était quand même extravagant.
Est-ce qu’il y a un grand nombre d’œuvres qui ont été rendues par la Galerie Tretiakov aux artistes ou aux familles ? Que s’est-il passé alors ?
AE : Là tu arrives déjà à la fin de l’histoire… Avant d’intégrer la Tretiakov, avec mon équipe nous souhaitions créer un musée d’art contemporain autonome. Et avec une participation d’œuvres d’artistes d’autres pays bien sûr. Mais quand j’ai présenté cette idée au Ministère de la culture, elle a été refusée avec l’argument qu’il n’était pas question de dépenser l’argent du budget pour des achats d’art « étranger ». Même au moment le plus libéral, on n’a pas abandonné l’inclinaison isolationniste de l’esprit russe.
Cependant, une fois que les réserves, même avec le bunker, ont commencé à déborder, le directeur de Tsaritsyno est allé voir le Ministre de la Culture en lui disant : « Il faut faire quelque chose, nous sommes quand même une institution tournée vers le XVIIIe siècle. Il vous faut maintenant créer l’autre musée que vous avez promis. » Nous avons adressé une lettre à Gorbatchev à ce sujet. Elle a reçu un grand soutien parmi les artistes. Un choix de bâtiments dans Moscou a été fait, et Evgeny Asse, un des plus grands architectes, a dessiné les plans du musée. Nous étions en train de choisir le sponsor.
Tout à coup, la guerre en Tchétchénie éclate, suivie par l’arrivée au pouvoir de Poutine, et toute notre activité commence à s’enliser. On m’a alors offert trois possibilités : le Centre national des arts contemporains (NCCA), l’établissement de Léonid Bajanov ; Rosizo, l’établissement technique du Ministère ; et la Galerie Tretiakov. J’ai choisi la Galerie Tretiakov. Aucun de nous, dans mon équipe, n’était séduit par cette perspective. La Galerie Tretiakov, musée emblématique de l’art soviétique, avait une mauvaise réputation chez les étudiants d’histoire de l’art de ma génération. A l’époque, le pire danger pour une carrière de conservateur c’était d’être envoyé travailler à la Tretiakov.
Dans une interview à la presse, j’ai dit, en arrivant la-bas, que j’étais condamné à être chassé de ce musée académique qui n’était pas prêt à se transformer en une institution d’art vivant et anticonformiste. La majorité de l’énorme équipe de ce musée (plus de 1000 personnes) traitait les œuvres de ma collection comme des objets « provocateurs » et sans intérêt artistique. Dans cet esprit, les dirigeants de la Tretiakov ont commencé alors à venir dans le bunker, pour évaluer pièce par pièce quelles œuvres à leur goût étaient dignes d’ intégrer la collection du musée. Cela a pris deux ans. Et ils ont mis de côté une bonne partie de la collection : plus de 3.000 œuvres dont ils ne voulaient pas. Il s’agissait des travaux les plus radicaux.
D’abord, pour moi ce fut un moment de panique – qu’allais-je faire avec ce tas ? Or, je me suis vite rendu compte qu’il régnait à la Tretiakov un tel chaos que tout était possible. Alors en cachette, j’ai introduit dans les réserves du musée sous différents prétextes ces milliers de pièces qu’ils avaient refusées, sans qu’ils ne le remarquent. Après, évidemment, ce fut un scandale permanent : le musée refusait de garder ces pièces mais ne pouvait pas non plus s’en débarrasser. Car au moment de leur évacuation, les responsables auraient dû expliquer d’où elles venaient et comment elles avaient pu pénétrer dans l’espace gardé du musée. Cela a duré six ans. Après, ils m’ont viré. Mais l’atmosphère était vraiment insultante à la Tretiakov. On est entré dans cette maison avec une grande collection : près de 2000 œuvres reçues officiellement. J’ai donc demandé à ce que certaines soient montrées dans les salles d’exposition permanente. J’ai reçu la réponse suivante : « Pas question que le parcours de l’exposition permanente se termine avec vos objets. L’histoire de l’art soviétique ne peut pas se terminer sur ces choses-là. On va vous faire une petite annexe. Deux salles isolées nous étaient réservées. Nous y avions mis au point un programme de petites expositions. Là, on nous apprend que l’annexe n’est pas dotée d’un système d’alarme, et donc on ne peut pas y montrer des pièces inventoriées. Alors, j’ai eu l’idée d’inviter les artistes à peindre ou à construire directement sur les murs afin de dépasser cet interdit. Ça a marché, mais une fois la direction m’a coupé l’électricité en plein vernissage avec le public, la presse et les caméras dans les salles. C’était humiliant. Peu à peu, ils se sont habitués quand même à ces objets bizarres qui étaient venus perturber le calme de leur galerie de peinture. Et aujourd’hui le musée est plutôt content. Seules quelques rares pièces leur posent des problèmes d’ordre esthétique. En revanche, il reste le côté politique de certaines œuvres des années 2000, que nous avons introduit dans la collection.
Le fait que je bénéficiais de l’appui du Ministre de la Culture était la seule raison pour laquelle j’ai pu me maintenir à la tête de mon département « Nouvelles tendances ». Ce soutien a duré jusqu’à Alexandre Sokolov, ce Ministre de la culture qui a déclaré en 2007 que les oeuvres des Blue Noses conservées dans notre collection étaient « une honte de la Russie ». Mikhaïl Shvydkoï, ancien Ministre et conseiller pour la culture auprès du président, m’a soutenu tout au long de mon projet. Il a perdu son poste en mai 2008 et moi en juin de la même année.
Après notre intégration dans l’équipe de la Galerie Tretiakov le centre de notre intérêt et de nos débats avec les collègues portait sur l’élaboration d’une nouvelle version de l’histoire de l’art national au XXe siècle. Etait-il russe ou soviétique ? Tourné vers la recherche de nouvelles formes d’art ou antimoderniste ? Finalement mes collègues les plus tolérants ont opté pour l’absence d’une histoire commune. Ils ont proposé une suite de trois épisodes, distants l’un de l’autre : l’avant-garde, le réalisme socialiste et le non-conformisme. Moi et mon équipe, nous étions en faveur d’une solution plus classique. On cherchait une ligne directrice et on la trouvait dans l’évolution de l’art contemporain, qui sous Staline s’est arrêté a l’intérieur du pays, mais se poursuivait dans l’œuvre des artistes émigrés – Kandinsky, Poliakoff, Lanskoy et d’autres. J’ai essayé de mettre en évidence les relations qui existaient entre l’avant-garde historique et les non-conformistes. Avec mon grand ami l’artiste cinétique Vyacheslav Koleichuk nous avons fait des recherches sur la célèbre exposition de Rodchenko et de ses élèves Obmohu en 1921. Il ne restait que deux photos de ce formidable ensemble de dizaines de structures cinétiques. On a retrouvé et mesuré le lieu de l’exposition. On l’a rebâti à l’identique dans les salles de la nouvelle Galerie Tretiakov (pour un coût de 100 000 dollars donnés par un ami mécène). Mais surtout Koleichuk a fait une étude minutieuse pour aboutir à la reconstruction de tous ces objets. À côté, nous avions fait une présentation élargie du groupe « Mouvement » (Dvijenie) – noyau de la tendance cinétiste moscovite des années 1960. Un grand choix des constructions de Koleichuk lui-même y figurait. Visiblement mes collègues – amateurs de tableaux de chevalet – n’ont pas apprécié ce projet. Dès mon licenciement, Rodchenko est parti en réserve et la moitié des œuvres de Koleichuk et d’autres cinétistes a été rendue aux artistes. Aujourd’hui le musée déplore cette opération.
JHM : La présentation de l’art de la seconde partie du XXe siècle dans la nouvelle Tretiakov est extrêmement éclectique, contrairement aux musées d’art moderne en Europe. À la Tretiakov on montre toutes les tendances, sans hiérarchie, et sans que cela ne choque personne. Peut-être cela amènera-t-il à des réflexions un peu différentes dans le champ de l’histoire de l’art, qui tend à considérer que seule l’avant-garde puisse être vraiment valorisée.
AE : C’est bien probable, mais moi, à vrai dire, j’avançais une proposition inverse. Celle de descendre pour un laps de temps (10 ans) tout le réalisme socialiste dans les réserves, le temps de produire la « desoviétisation » de l’art. Je m’inspirais des allemands, qui ont rétabli un récit de l’art du XXe siècle sans les oeuvres nazis. Les espagnols aussi. L’argument majeur de cet ostracisme étant que nous constituons un musée d’art et non pas un musée d‘histoire de la société. Mais mes collègues se sont appuyés sur l’exemple du Musée d’Orsay. D’autre part, disaient-ils, le réalisme socialiste a été réintroduit dans l’histoire de l’art par des artistes contemporains, par exemple le Sots Art de Komar et Melamid. Comment comprendre le Sots Art sans ces références ? À mon avis, ces arguments sont spéculatifs. On ne met pas de bouteilles de Coca près des œuvres de Warhol… !
JHM : Cette idée de montrer tous les courants qui ont existé m’a frappé. J’en ai parlé à un jeune historien d’art, qui trouvait cela tout à fait normal. Il a eu recours aux mêmes arguments que j’ai parfaitement connus, constamment dits et redits par nos collègues russes au moment où on faisait Paris-Moscou : qu’il fallait toujours équilibrer les tendances en montrant tout ce qui s’était passé… C’est une vision sociologique de l’art, plutôt qu’une vision créative où on sélectionne. Et je crois que c’est l’un des problèmes permanents dans les musées russes, un manque de volonté de vraiment sélectionner, ou de faire un choix.
AE : Tu as raison, l’esprit russe est contre le système du choix des meilleurs. La hiérarchie n’est pas tolérée dans le contexte intellectuel et artistique.
JHM : On pourrait d’ailleurs leur appliquer l’adjectif qu’on adore en France – « scientifique » – même si personne ne sait ce que cela veut dire pour l’art !
AE : Mais la question de l’exposition de l’art stalinien, montré aujourd’hui en masse à la Tretiakov et au Musée Russe n’est pas si innocente : le pays sort à peine d’un régime autoritaire avec les récidives que l’on connaît. Dans ce contexte, il serait mieux d’arrêter et non de stimuler la nostalgie de l’ère soviétique. L’intérêt du public pour le réalisme socialiste s’explique par un rôle de substitut aux formes européennes de l’art totalitaire. Il apaise auprès de celui-ci la soif d’images stéréotypées et lénifiantes. Ce qui n’est pas montré en Allemagne et en Italie est désirable en Russie – pays de la laideur et du kitsch. Si l’on veut voir un art de propagande, c’est en Russie qu’il faut aller. Moi, ça m’irrite.
JHM :J’aimerais aborder la question autour du don des œuvres que tu as reçues des artistes. Dans la période d’avant la Perestroïka, je peux très bien comprendre que des artistes très underground, exclus, marginaux, se disaient que la seule chance de voir leurs œuvres pérennisées, c’était de les donner à cette collection. Mais petit à petit, suite à la Perestroïka, des artistes sont entrés dans le marché… Pourtant, ils ont continué à te donner toutes ces œuvres, même dans les années 1990 ?
AE : Et même dans les années 2000.
JHM : Il n’y avait pas de problèmes d’argent derrière ces dons ?
AE : L’État a acheté peut-être une trentaine d’œuvres. La constitution de la collection a toujours fonctionné sur le principe de l’amitié. Ayant soutenu un nombre important d’artistes des années 2000 dès le départ, tels les Blue Noses, Oleg Koulik ou Avdeï Ter-Oganyan en organisant leurs premières expositions, j’avais acquis le droit de leur demander des dons pour la collection. Cela fonctionne même maintenant quand je leur demande un deuxième don : la reconstitution des pièces qui leur ont été rendues après mon départ. Avec l’arrivée de la nouvelle Directrice Zelphira Tregoulova et de son équipe, le musée s’est intéressé au retour des oeuvres dispersées et rendues aux artistes. Certains artistes qui ont fait une carrière commerciale dans les années 2000, comme Vladimir Dubossarsky qui est devenu un peintre à la mode, ont repris des œuvres, mais je suis heureux d’avoir pu les intégrer à la collection avant. Kabakov, lui, m’a repris presque tout malheureusement.
Il y a eu tout de même des moments difficiles. Quand Leonid Sokov et Alexander Kosolapov m’ont demandé de leur rendre leurs œuvres, je leur ai répondu que ce n’était pas possible car elles étaient déjà inventoriées dans les listes officielles du musée, autrement dit dans les listes des fonds d’État. La réponse des artistes fut : « Nous allons tout reprendre, et t’intenter un procès : tu nous avais promis de faire un musée d’art contemporain, mais là on est à la Tretiakov ! On ne veut pas être dans la Tretiakov, ce sont des cons ; ils ne montrent pas nos œuvres ». La solution que j’ai trouvée a été de leur demander de faire des copies, et d’y mettre les numéros d’inventaire des œuvres originales dessus afin de leur en rendre quelques-unes. Quand dix ans après, j’ai raconté cela à mes collègues ils ont été complètement choqués ! Pourtant, c’est le même artiste, la même main. Et le résultat est même meilleur.
JHM : Oui, c’est simplement une seconde version qu’ils ont faite. Il faut qu’on sorte de cette obsession de l’original unique et de l’authentique. Autrefois quand un tableau avait du succès, l’artiste et son atelier en fournissaient autant de versions que demandées. Mais cette histoire avec Sokov et Kosolapov ne m’étonne pas, ce genre de problème devait arriver. Inversement, je me rappelle très bien que vers 1989-1990, l’idée d’acheter ces artistes était complètement aberrante pour les fonctionnaires du Ministère. Une fois, je me suis retrouvé à un dîner à côté d’Heinrich Popov, un dirigeant du Ministère, que j’avais connu au moment de l’exposition Paris-Moscou. Je lui ai dit : « Vous avez un problème. Cet artiste qui s’appelle Kabakov commence à devenir très connu en Europe et bientôt aux États-Unis, et toutes ses œuvres vont partir. Elles vont quitter la Russie si vous n’en achetez pas certaines. » Il m’a écouté avec une espèce de sourire narquois, l’air de dire : « Mais ce type est complètement con. » Et pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé, même si je ne me doutais pas que ce serait si extrême. Tu as eu raison de faire ce que tu as fait.
Pour revenir à ton histoire : que s’est-il passé après ton procès ?
AE : C’est vrai, j’ai eu un procès tout de suite après mon licenciement. Il a été inspiré par un groupe de cosaques d’extrême droite contre moi en tant que commissaire d’une exposition consacrée au retour de la censure. Le juge m’a inculpé pour avoir infligé des souffrances aux croyants et avoir brusqué leurs sentiments religieux. Un vrai théâtre de l’absurde, mais qui avait un sens. C’était un signal adressé par le pouvoir à toute la communauté artistique : finies les actions qui ne sont pas coordonnées avec les institutions d’état. Après ça et jusqu’à aujourd’hui, les officiels ne se sont plus adressés à moi. J’étais devenu un « nerukopozhatnyi » en russe, autrement dit, « celui auquel on ne tend plus la main ». En fait, comme tu sais, cela n’a pas vraiment changé ma vie professionnelle.
Pendant ces douze ans où j’étais absent, une partie de la collection a été rendue. Cette année, j’ai repris contact avec la Tretiakov pour l’exposition actuelle, et j’ai réussi à faire revenir quelques œuvres, y compris une grande installation des Blue Noses 0.10 et une des meilleures installations d’Irina Korina. Mais je n’ai ni la possibilité ni l’intention de prolonger la collection avec des œuvres d’aujourd’hui. Mon équipe est presque toute partie en même temps que moi. L’acquisition des oeuvres a été arrêtée net, mais à un bon moment, car l’art des années 2010, c’est déjà une autre histoire.